Numérisation de l’économie : réguler pour maintenir notre modèle social

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La numérisation de l’économie et l’émergence de nouveaux outils percutent un modèle économique en place depuis des dizaines d’années. De nouveau, une rupture technologique nous oblige à repenser le modèle traditionnel du fait du développement formidable des technologies de la communication – que certains penseurs un peu lyriques appellent déjà la « numérisation du monde ». La démocratisation des outils numériques se confronte en effet directement au droit existant. Oui, il nous faut trouver les moyens de réguler pour maintenir notre modèle social, et faire preuve de la plus grande attention à cet égard car il ne faut pas tuer l’innovation mais la faciliter tout en préservant l’emploi et le modèle socio-économique qui est le nôtre.

L’intervention en vidéo :

Le compte-rendu :

M. le président. Dans la discussion générale, la parole est à M. Jacques Krabal.

M. Jacques Krabal. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, monsieur le président de la commission du développement durable, mes chers collègues, moins de deux ans après l’adoption de la proposition de loi dite Thévenoud, nous devons remettre l’ouvrage sur le métier pour améliorer l’encadrement législatif du transport particulier de personnes. Le constat d’échec nous incite à la modestie : en dépit d’un long travail de préparation et de conciliation, ce texte n’a en effet pas atteint son objectif, à savoir apporter une réponse consensuelle et trouver une issue au conflit opposant taxis et VTC ; loin d’être apaisées, les tensions, on le sait, n’ont cessé de s’exacerber, allant même jusqu’à donner lieu à de violents affrontements entre chauffeurs.

Aujourd’hui, c’est notre collègue Laurent Grandguillaume qui joue, avec application, détermination et un certain succès, le rôle de rapporteur-démineur…

La numérisation de l’économie et l’émergence de nouveaux outils percutent un modèle économique en place depuis des dizaines d’années. De nouveau, une rupture technologique nous oblige à repenser le modèle traditionnel du fait du développement formidable des technologies de la communication – que certains penseurs un peu lyriques appellent déjà la « numérisation du monde ». La démocratisation des outils numériques se confronte en effet directement au droit existant. Oui, il nous faut trouver les moyens de réguler pour maintenir notre modèle social, et faire preuve de la plus grande attention à cet égard car il ne faut pas tuer l’innovation mais la faciliter tout en préservant l’emploi et le modèle socio-économique qui est le nôtre.

M. Lionel Tardy. Et l’organisation !

M. Jacques Krabal. Nous devons tous intégrer le fait que vouloir limiter les effets d’innovation de toutes ces plateformes de l’économie collaborative, c’est comme vouloir arrêter la pluie. Mieux vaut essayer de réguler et de composer avec elles. Pour nous, au groupe radical, républicain, démocrate et progressiste, il faut arrêter d’opposer, vous l’avez dit, monsieur le secrétaire d’État, deux systèmes et types d’activités mais, au contraire, rechercher leurs complémentarités. Un débat de fond devrait être mené sur l’économie collaborative mais aussi sur les effets de l’automatisation et de la robotisation car ce sont les enjeux de l’économie de demain. Nous devons de nouveau adapter notre législation encadrant les droits du transport léger de personnes à ce saut technologique.

Dans notre activité législative, l’immense majorité des projets et des propositions de loi ont d’ailleurs désormais une dimension numérique. Tel est le sens de l’initiative du Président de notre Assemblée quand il a décidé d’installer une commission parlementaire sur les droits et libertés à l’âge du numérique pour dégager un corps de doctrine juridique qui puisse servir pour chaque débat législatif. Notre démocratie représentative court le risque de s’essouffler si nous ne parvenons pas à l’adapter à la révolution numérique. Rapidement, dans tous les pays du monde, il est apparu comme une évidence qu’une réglementation stricte devait encadrer cette activité commerciale, notamment à travers une autorisation de stationnement sur la voie publique appelée habituellement « licence ». Puis, les tarifs et les horaires de travail ont dû rapidement faire l’objet d’une réglementation pour des raisons d’ordre public et de saine concurrence.

Mais, sous prétexte de simplification, nous sommes arrivés à une situation créant des dysfonctionnements et une concurrence inéquitable entre les taxis traditionnels et les VTC, menaçant le secteur d’une déstructuration profonde. La très grande disparité des nouveaux acteurs de l’économie numérique complexifie d’autant plus la mission qui est la nôtre.

Incontestablement, les nouvelles technologies ont permis une baisse des prix, une amélioration de la qualité des services rendus aux clients et la création de nombreux emplois pour des personnes au chômage parfois depuis plusieurs années. Selon l’INSEE, le secteur des voitures de transport avec chauffeur est celui qui a connu le plus de créations d’entreprise en 2014.

M. Lionel Tardy et Mme Virginie Duby-Muller. Eh oui !

M. Jacques Krabal. Les consommateurs y trouvent aussi leur compte : une étude récemment publiée par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, l’ADEME, étude évoquée en commission, a mis en lumière les effets positifs de l’arrivée des VTC sur le marché, jusqu’alors restreint à un nombre trop limité de taxis. L’offre de transport s’est élargie et les services se sont améliorés grâce à l’émergence de ces nouveaux acteurs, qui ont incité les taxis à moderniser leur offre. J’en vois un bel exemple dans la plateforme LeTaxi, créée par le Gouvernement, dont le lancement aura lieu demain : elle va permettre de programmer une course façon Uber mais avec des chauffeurs inscrits dans le registre de géolocalisation des taxis et associés aux applications partenaires de la plateforme.

Toutefois, les effets bénéfiques des TIC ne sauraient occulter leurs effets négatifs pour les travailleurs et pour la société : destruction de valeur, dumping social et précarisation en termes de temps de travail, de protection sociale, de revenus, sans oublier une perte non négligeable de ressources fiscales et sociales pour l’État et pour les collectivités.

La contradiction sur laquelle repose le modèle économique des plateformes est particulièrement criante dans le secteur du transport public particulier de personnes : les revenus futurs des chauffeurs, appelés « partenaires » puisque non-salariés, dépendent non seulement des notes attribuées par les clients transportés mais aussi et surtout de décisions prises par les plateformes pour encadrer leur travail. Sans être redevables des obligations liées au statut d’employeur, celles-ci imposent de facto une subordination aux chauffeurs qui travaillent avec elles. Si les chauffeurs d’Uber venaient à être reconnus comme étant salariés, cette société de VTC serait alors tenue de verser des cotisations sociales en France. Une telle décision n’irait pas sans affecter toutes les plateformes collaboratives fonctionnant sur le même modèle.

Dans ce contexte, la proposition de loi de Laurent Grandguillaume tend à faire converger les métiers de chauffeur VTC et de chauffeur de taxi, et à limiter les excès et les injustices de l’ubérisation. Celle-ci précarise en effet à la fois les VTC et les taxis, ces derniers étant, eux aussi, soumis à la course aux prix les plus bas pratiquée par les centrales de réservation. Plutôt que de maintenir une opposition stérile et artificielle entre taxis et VTC, il convient donc d’harmoniser les conditions d’exercice des deux professions, à la sociologie quasi identique ; qu’ils conduisent des VTC ou des taxis, les chauffeurs partagent la même envie d’entreprendre et de vivre de leur activité.

Cette proposition de loi apparaît plutôt équilibrée. Elle est soutenue par la majorité des organisations de taxis et de VTC, et va dans le sens d’un apaisement du secteur en ce qu’elle vise à responsabiliser les plateformes d’intermédiation et à assurer un socle de protections à leurs travailleurs. Mais nous devons aussi entendre les inquiétudes des petites plateformes de VTC, la création de barrières trop dures à l’entrée pouvant fragiliser leur développement. De toute façon, la régulation de ce secteur en pleine expansion et la préservation de notre modèle social ne peuvent se faire au détriment de l’innovation. S’il convient de réguler cette activité, il serait regrettable de nuire au développement des TPE et PME françaises dans ce type de service et d’aboutir à une hégémonie de Uber.

En commission, un travail de fond et de forme a été effectué. Soixante et un amendements ont été adoptés, tous de notre rapporteur, un joli score même si, pour l’immense majorité, il s’agit d’amendements rédactionnels.

À l’article 2, la clarification et l’élargissement du champ des données qui pourront être demandées aux personnes intervenant dans le secteur du transport public particulier de personnes, notamment aux centrales de réservation, sont une bonne chose, l’éparpillement des données et son absence de traitement étant générateurs de méconnaissances du secteur et de tensions entre les acteurs.

Il faut pouvoir objectiver les chiffres et les données relatifs à l’ensemble du secteur pour avancer pacifiquement, à terme, vers une harmonisation. À ce propos, j’ai déposé un amendement visant à ajouter un nouvel objectif à l’observatoire chargé de collecter les données qui va être créé : mieux connaître le nombre d’heures de travail effectuées. Peut-être que l’amendement est déjà satisfait par la rédaction actuelle de l’article 2 mais, en tout état de cause, il serait à moyen terme équitable d’envisager une harmonisation des réglementations existantes.

Nous présenterons un autre amendement d’appel, pour débattre du développement d’une offre de covoiturage stimulée et encadrée.

Le débat en commission a nettement clarifié la façon dont les chauffeurs au statut LOTI évolueraient vers le statut VTC. Si cette transition, prévue par l’article 4, peut encore être améliorée, elle montre, en tout état de cause, qu’il faut simplifier le dispositif.

Avec cette proposition de loi, les chauffeurs LOTI deviendront chauffeurs VTC par équivalence,, après douze mois d’activité, pour faire du transport occasionnel. En outre, les véhicules des chauffeurs VTC seront identifiés par un élément inamovible et infalsifiable, afin de faciliter les contrôles et de limiter les fraudes – c’est d’ailleurs une de leurs demandes. La concurrence doit être saine et loyale, avec des règles claires, faciles à respecter et à contrôler.

La proposition de loi Thévenoud avait été votée par l’Assemblée nationale et le Sénat dans les mêmes termes : elle avait fait l’objet d’un accord politique. Cette proposition va plus loin, en améliorant, notamment, la question des données, comme vous l’avez rappelé, monsieur le secrétaire d’État.

Dans cette perspective, nous la soutiendrons, en espérant que la suite de l’examen parlementaire permettra d’aboutir à un équilibre satisfaisant pour les plateformes françaises de VTC.

« En toute chose il faut considérer la fin » affirmait Jean de La Fontaine dans la fable Le Renard et le Bouc. Pour ce qui nous concerne, la fin est bien de mener une activité traditionnelle, tout en faisant face à l’innovation. Tel est bien l’objet de cette proposition de loi. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, écologiste et républicain.)

M. le président. La parole est à M. Patrice Carvalho.