Motion de censure : l’intervention d’Alain Tourret

0
3477

Le projet de loi dit “travail” porté par Madame El Khomri a été l’objet de l’utilisation de l’article 49 alinéa 3 de la constitution par le gouvernement. Ainsi, le premier ministre, en engageant la responsabilité de son gouvernement, a fermé la porte aux discussions sur ce projet de loi tant décrié. Conformément à l’article 49 de la constitution, le groupe LR a déposé une motion de censure. Cette mention n’a recueilli que 246 voix au lieu des 288 requises. Je vous propose de lire la déclaration de Monsieur Alain Tourret, député RRDP, en préalable du vote de cette motion :

Compte rendu intégral
Intervention d’Alain Tourret député RRDP

Séance du jeudi 12 mai 2016

Motion de censure – Discussion et vote

 

M. le président. La parole est à M. Alain Tourret, pour le groupe radical, républicain, démocrate et progressiste.

Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames et messieurs les ministres, chers collègues, la situation de l’emploi en France n’est guère brillante. (« Ah ! » sur plusieurs bancs du groupe Les Républicains.) La France compte plus de 10 % de chômeurs et plus de 25 % de ses jeunes âgés de 15 à 25 ans sont au chômage. Depuis le début du quinquennat du président Hollande en 2012, le nombre de chômeurs a augmenté de plus de 700 000, ce qui est inédit.

Plus précisément, depuis cinq années, jamais le nombre de chômeurs n’a baissé deux mois de suite et plus de 360 000 salariés ont recours chaque année aux ruptures conventionnelles. Ce chômage de masse concerne des populations qui ont, à 80 %, un niveau de formation inférieur

Notre société est bloquée, prise de sinistrose. Comme vous l’avez souligné, madame la ministre du travail, pour un nombre croissant de jeunes, l’horizon du CDI tourne au mirage. En vingt ans, l’âge moyen d’accès au CDI est passé de 22 à 27 ans. 700 000 emplois ont été détruits dans le secteur privé alors même que 70 000 emplois supplémentaires, sans compter les contrats aidés, ont été créés dans la fonction publique, notamment dans l’enseignement.

D’un côté, une précarisation toujours plus forte, ressentie comme une agression car elle remet en cause un équilibre de vie ; de l’autre, une stabilité et une sécurisation indéniables alors même que salariés du public et salariés du privé effectuent très souvent le même travail. Le dialogue social est au point mort. Moins de 8 % des Français sont syndiqués et la formation traite plus l’employabilité et la mutabilité internes de ceux qui ont un emploi que la situation désespérante de ceux qui n’en ont pas ou n’en trouvent pas.

Or, c’est par le dialogue social et la négociation collective que les verrous d’une société bloquée sauteront. Pour autant, faut-il sauvagement déréglementer en conservant uniquement le contrat individuel au détriment de la norme collective ? L’échec massif des syndicats, qu’ils soient réformistes ou révolutionnaires, ne doit pas masquer d’un rideau de fumée ce qui se passe dans l’entreprise. Une entreprise, c’est une collectivité comportant du personnel, des entrepreneurs et des organisations syndicales qui signent, la CGT en particulier, près de 80 % des accords et participent ainsi au dialogue social par le bien-être collectif. Mais c’est bien l’entrepreneur qui prend des risques, crée de l’emploi et participe à la richesse nationale, au pouvoir d’achat et à la relance de la consommation !

L’entrepreneur ne peut rien faire seul, faute de quoi notre société ne serait constituée que d’auto-entrepreneurs. Cet entrepreneur est aussi bien l’artisan employant deux salariés que le responsable d’un groupe international comptant plusieurs centaines de milliers de salariés. L’employeur, c’est bien sûr, même en période de mondialisation, le responsable d’une TPE, ces petites entreprises qui fourmillent dont certaines comptent moins de onze personnes et d’autres moins de cinquante. Les TPE sont la richesse de la France !

Il faut donc résoudre un casse-tête politique : favoriser la création d’emplois dans les TPE et empêcher le licenciement de milliers de personnes dans les grands groupes si avides de délocalisations. Créer de l’emploi, tel était le but du projet de loi instituant de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs. Après la loi Macron, l’ambition du Gouvernement était énorme : déverrouiller, oxygéner, libérer, créer. Or, depuis 1945, la vie de l’entreprise est codifiée par un droit du travail formé d’un amoncellement sans fin de normes et d’interdictions en vertu duquel les dommages et intérêts sont punitifs et non facteurs d’indemnisation.

L’ambition du Gouvernement était immense et je vous en sais gré, monsieur le Premier ministre. Elle pouvait s’appuyer sur des précédents qui furent autant de réussites en Allemagne ou en Italie. Mais la société française, la classe politique et la classe syndicale sont profondément pénétrées du concept de lutte des classes et d’une certitude inavouée que seul l’État peut répartir. On a souvent cité Lacordaire, qui fit un tabac au dix-neuvième siècle en prétendant que « c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ».

C’est une belle phrase, sans aucun doute, doublée d’une ignorance économique complète et caractérisée par le simplisme de la réflexion. Les mois d’efforts de Mme la ministre, de M. le rapporteur et des commissions saisies ont débouché sur un compromis qui ne laissera pas une grande trace dans la légistique sociale. Les erreurs, il est vrai, se sont accumulées, et d’abord

Elle aurait pu participer au redémarrage de l’économie française et en tout cas persuader les entrepreneurs, qui décident d’employer ou de ne pas employer, que la France ne veut pas les matraquer fiscalement mais qu’elle est avec eux et les soutient ! Aujourd’hui, il est sans doute trop tard et c’est bien dommage. L’erreur d’aiguillage est flagrante car cette loi apparaît non comme favorisant l’embauche mais comme fragilisant l’emploi. De la flexisécurité qui s’en voulait l’inspiration, les Français n’ont retenu que la flexibilité et partant la fragilité.

C’est pourquoi près de 80 % d’entre eux restent à convaincre que cette loi favorisera et l’économie et l’emploi. La négociation avec les partenaires syndicaux s’est révélée calamiteuse. Si les syndicats réformistes se sont laissés convaincre, c’est au prix d’un détricotage de la loi initiale en raison duquel les associations d’employeurs n’en veulent plus, au contraire de la loi Macron. Mais le pire était à venir : les attaques conjuguées de la droite, prise dans un délire libéral, oublieuse du gaullisme social. (Protestations sur les bancs du groupe Les Républicains.)

Pourquoi avez-vous oublié le général de Gaulle ? Pourquoi avez-vous oublié Philippe Séguin ? La primaire présidentielle de la droite est passée par là ! Chacun de vos candidats, et ils sont désormais près de quinze chez vous, prévoit désormais de supprimer tous les impôts, licencier les fonctionnaires par centaines de milliers et diriger la France en supprimant et la règle et la loi ! (Mêmes mouvements.)

La droite, pâlement imitée par le centre, a donc décidé de s’opposer à cette loi et à toutes les règles de progrès quelle comporte sans même les avoir lues ! L’esprit politicien l’a désormais emporté sur l’esprit politique !

La France n’a finalement que la droite qu’elle mérite et M. Guaino, authentique gaulliste, n’a plus que ses yeux pour pleurer face à un champ de ruines où l’anarchie tente en vain de supplanter la règle ! Cette loi libérale a trouvé de surprenants alliés. Passons sur les communistes, toujours persuadés des vertus des nationalisations du programme commun d’économie administrée. À leurs côtés, près de quarante députés socialistes s’y opposent avec une volonté farouche dont près de trente-cinq étaient prêts à signer une motion de censure contre le Gouvernement. Le goût du mortifère l’emporte sur tout !

À l’évidence, deux gauches irréconciliables viennent de naître sous nos yeux, dans la tradition de l’opposition entre Ferry et Clemenceau, monsieur le Premier ministre, et de celle qui coupa en deux le SPD au temps d’Helmut Schmidt et d’Oskar Lafontaine. Le Président de la République et vous-même auriez dû en prendre acte beaucoup plus tôt afin de reconstituer une majorité d’idées ! Ce que veulent les Français, ce n’est pas de l’idéologie libérale ou nationale, c’est un surcroît de pouvoir d’achat ! Notre groupe ne suivra pas les frondeurs.

C’est que la fronde, depuis Condé, a toujours rassemblé des féodaux opposés au pouvoir royal qui assura toujours, comme la République, la grandeur de la France !

Pourquoi ne pas voter la motion de censure ? (« Ah ! »sur les bancs du groupe Les Républicains.) Tout d’abord, nous ne souhaitons pas qu’une crise institutionnelle induite par la démission du Gouvernement vienne s’ajouter à la crise économique, européenne et mondiale alors même que la France doit être unie pour lutter de toutes ses forces contre le terrorisme. Ensuite, en rejetant la motion de censure, nous adoptons les aspects positifs du texte dont personne ne parle, les dispositions positives d’une loi qui en compte beaucoup et qu’il faut rappeler. Le texte proposé par le Gouvernement est très différent de celui proposé en conseil des ministres en février dernier. Près de 500 amendements ont été adoptés, ce qui témoigne d’une nouvelle culture associant le législatif à l’exécutif. (Rires et exclamations sur les bancs du groupe Les Républicains.)

La première mouture était soutenue par les associations d’employeurs et par une partie de l’opposition. Il est bien malheureux que tout cela relève désormais du passé ! Il suffisait pourtant de peu de chose, en particulier ôter, comme cela a été fait et comme nous le demandions, l’inscription dans le texte des soixante-et-un principes essentiels rédigés par Robert Badinter. Il était en effet insupportable de voir inscrit dans la loi que la liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses, ne pouvait être restreinte que par l’exercice d’autres droits et libertés et par les impératifs du bon fonctionnement de l’entreprise, ce qui à l’évidence favorisait l’intrusion du communautarisme dans l’entreprise, et ça, jamais !

Le texte a également été bonifié par l’adoption de l’un de nos amendements, soutenu par Dominique Orliac, à laquelle je rends hommage, relatif à la protection de la femme enceinte de retour dans l’entreprise. Il a aussi été enrichi par l’adoption de mesures favorables aux petites entreprises, qu’on le veuille ou non !

Ainsi, une entreprise employant moins de onze salariés pourra se séparer d’un ou plusieurs salariés si elle est confrontée à une baisse de commandes ou de chiffre d’affaires pendant au moins un trimestre. Le seuil est porté à deux trimestres pour les entreprises comptant entre onze et cinquante salariés, à trois trimestres pour les entreprises en comptant entre cinquante et 300 et à quatre trimestres au-delà. Il est par ailleurs prévu que des critères alternatifs puissent être invoqués par l’employeur, comme l’a reconnu la chambre sociale de la Cour de cassation, tels que les pertes d’exploitation, la dégradation de la trésorerie ou celle de l’excédent brut d’exploitation. Le Gouvernement aurait pu s’y opposer, tant les risques de sanction du Conseil constitutionnel sont grands en raison de la rupture du principe d’égalité. Il a cependant décidé, à raison, d’inscrire dans le texte ce principe très favorable aux TPE.

De même a-t-il créé de nouveaux droits en termes de congés, de compte personnel d’activité. Il n’a pas accepté notre proposition d’exonérer les TPE du compte pénibilité, mais j’espère que nous parviendrons dans la navette à la lui faire accepter. Bien mieux, alors que nous lui demandions de rendre possible le recours au système assurantiel pour la prise en charge des conséquences indemnitaires des licenciements, le Gouvernement a prévu des dispositions fiscales permettant l’anticipation du coût même des licenciements.

L’une des mesures les plus importantes de ce texte concerne l’adaptation du droit du travail à l’ère du numérique. Le droit à la déconnexion permet enfin d’assurer le respect de la vie personnelle et familiale des salariés. Le stress au travail est tel que cette mesure est proprement révolutionnaire ! (Exclamations sur les bancs du groupe Les Républicains.)

La crispation de certains sur l’inversion de la hiérarchie des normes est incompréhensible. Croire que l’accord d’entreprise est systématiquement pris pour contourner l’accord de branche est inepte et montre en tout cas une volonté de rejeter la discussion au sein de l’entreprise. L’entreprise est d’abord un lieu de discussion, non d’affrontement.

On aurait pu aller plus loin en élargissant le référendum au sein de l’entreprise.

Enfin, le Gouvernement a fait preuve de sagesse en renonçant à taxer les CDD, une mesure qui aurait nui à l’emploi. Le texte qui nous est proposé est long, sans doute beaucoup trop long, au moment où il faut simplifier le droit du travail.

Ce texte prévoit des mesures positives pour l’emploi et les salariés. Certains, nombreux au sein de notre groupe, auraient préféré aller plus loin dans la protection des salariés ; d’autres auraient préféré renforcer la souplesse.

Nous sommes donc arrivés à une forme d’équilibre. (Exclamations sur les bancs du groupe Les Républicains.)

Nous refusons de voter une motion de censure destructrice, et de mêler notre voix au tintamarre de cet après-midi. Ce que nous voulons, c’est rassembler la France ! (Bruit prolongé sur les bancs du groupe Les Républicains.)

D’évidence, l’utilisation de l’article 49, alinéa 3 n’est pas une preuve de la bonne santé du Gouvernement. Nous aurions aimé un gouvernement de combat ; nous aurions aimé ne pas perdre notre temps et nos convictions sur la déchéance de la nationalité – fiasco constitutionnel s’il en est. Nous souhaitons que le Gouvernement, dans l’année à venir, se préoccupe des Français, qu’il s’inscrive dans la volonté de renforcer les services publics, qu’il se préoccupe de la protection et de la sécurité des personnes.

Dans cette période troublée, que certains veulent utiliser à des fins politiciennes, nous voulons plus de solidarité et, surtout, plus de laïcité ! (Exclamations sur les bancs du groupe Les Républicains.)

Nous voulons que, dans cette dernière année du quinquennat, le Gouvernement propose au Parlement des textes qui rassemblent et renforcent l’unité de la France.

Notre pays doit retrouver un rôle essentiel en Europe, au moment où la Grande-Bretagne s’engage dans le Brexit, ce dont personne ne parle. Alors que de nouvelles et grandes migrations menacent la France et l’Europe, nos combats franco-français relèvent du royaume de Picrochole et ne sont pas à la hauteur des enjeux internationaux.

Il faut rappeler avec force que l’État doit affirmer son rôle de protecteur, qu’il doit assurer la protection des Français contre le terrorisme ! Telles sont nos exigences, monsieur le Premier ministre !

Loin du fracas actuel, la France a besoin de retrouver la sérénité, le sens de l’État.

Nous ne voterons donc pas la motion de censure qui nous est proposée ! (Applaudissements sur les bancs du groupe radical, républicain, démocrate et progressiste et sur les bancs du groupe socialiste, républicain et citoyen.)