Indépendance de l’expertise et protection des lanceurs d’alerte

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M. le président. La parole est à M. Jacques Krabal.

M. Jacques Krabal. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la présidente de la commission des affaires sociales, mes chers collègues, le projet de loi que nous sommes amenés à examiner aujourd’hui relève d’une véritable exigence démocratique, propre aux sociétés complexes.

Les récents scandales sanitaires et environnementaux, qu’il s’agisse des affaires du Médiator, de l’amiante ou des prothèses mammaires PIP, mettent au jour des lacunes relatives à la prévention et à la gestion des risques, aux conflits d’intérêts et à la protection des experts qui alertent sur la dangerosité de certains produits ou procédés.

La problématique est d’autant plus d’actualité que plusieurs études scientifiques médiatisées abordent de façon croissante les risques sujets à controverses : motorisation diesel, perturbateurs endocriniens, nanotechnologies, OGM, ondes électromagnétiques, sur lesquelles nous allons revenir cet après-midi…

Il est donc nécessaire de réfléchir à un encadrement juridique progressif de l’indépendance de l’expertise scientifique. La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui vise à améliorer le partage des connaissances scientifiques entre les experts et la société civile.

L’exposé des motifs explique que « le manque de procédures claires de gestion de l’alerte favorise l’éparpillement des réactions » et provoque une perte de temps entre l’alerte et les réactions qui visent à limiter les dommages sur la santé ou sur l’environnement.

À la suite des affaires du sang contaminé et de l’amiante a été votée la loi du 1er juillet 1998 relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l’homme. Elle a permis la mise en place d’un dispositif de veille, de surveillance et d’évaluation des risques, avec la création d’agences sanitaires chargées de ces compétences.

Ce dispositif a été encore amélioré par la loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique. Toutefois, il n’a pas permis d’éviter les scandales sanitaires et environnementaux récents, échouant à allier expertises indépendantes et réaction rapide.

La loi du 29 décembre 2011 relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé propose une réponse qui oblige les membres des agences et des organismes publics en matière de santé à produire publiquement une déclaration d’intérêts. Les laboratoires pharmaceutiques doivent également rendre publics les avantages versés aux professionnels de santé et aux établissements de santé.

L’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, AFSSAPS, qui est devenue l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, ANSM, bénéficie d’un renforcement de ses prérogatives. Par exemple, elle est en mesure d’évaluer les bénéfices et les risques des produits à finalité sanitaire destinés à l’homme et de prononcer des sanctions financières, ou d’alerter l’opinion publique et les professionnels de santé au sujet de ces produits. Les patients peuvent également déclarer des effets indésirables. L’ANSM a également mis en place un service de déontologie de l’expertise.

Par ailleurs, l’ANSES apporte déjà son expertise de manière transversale et émet des avis. Elle peut être saisie par les associations agréées, représentantes de la société civile, par les ministères ou les établissements publics. Elle dispose également d’un comité de déontologie et de prévention des conflits d’intérêt.

Mais ces dispositifs d’alerte ne suffisent pas à éviter les suspicions à l’égard des experts ou des pouvoirs publics. Il convient dès lors d’améliorer la transparence et de permettre de distinguer les faits avérés de la calomnie.

La proposition de loi vise donc à compléter ces mécanismes sans les remplacer, en créant un traitement et un suivi systématique des alertes.

Les lanceurs d’alerte sont apparus dans les années 1990 pour répondre aux risques associés au domaine professionnel. Le lanceur d’alerte est une catégorie bien définie : il s’agit de toute personne physique ou morale de bonne foi, qui rend publique ou diffuse une information concernant un fait, une donnée ou une action, dès lors que leur méconnaissance lui paraît dangereuse pour la santé publique ou pour l’environnement.

Le Grenelle 1 du 10 février 2009, s’il avait entrepris cette réflexion, a toutefois délaissé la question du cadre juridique de protection du lanceur d’alerte : il nous revient aujourd’hui de le construire ensemble.

Le décret du 12 juillet 2011, pris sous le précédent gouvernement, n’est pas sans m’inquiéter, car il a limité fortement la participation des petites associations environnementales, quand certaines possèdent des compétences d’expertise avérées.

Monsieur le ministre, vous représentez le Gouvernement dans nos débats et je me permets de vous interpeller particulièrement sur ce décret. Il doit être modifié, afin de donner toute la place qu’elles méritent aux associations qui témoignent de réelles compétences d’expertise, de façon qu’elles puissent peser pleinement sur les décisions publiques en matière environnementale.

Cette proposition de loi est volontariste : les modifications apportées, après les ajustements effectués au Sénat, ont permis de la renforcer.

Au Sénat, le rapporteur, M. Ronan Dantec, a convenu qu’il fallait que la proposition aboutisse dans une logique de simplification et de moyens constants, en dotant la nouvelle commission nationale de déontologie d’une structure moins lourde et de compétences plus précises pour ne pas dégrader un peu plus nos comptes publics.

En ces temps de rigueur budgétaire, nous sommes parvenus là à un bon accord pour satisfaire à l’exigence d’une meilleure application des grandes règles de l’expertise.

Les spécialistes de ces questions semblent unanimes sur la nécessité de ce type de structure et sur la rationalisation des critères d’impératifs concernant l’expertise et le traitement des alertes.

S’agissant des lanceurs d’alerte, la proposition de loi initiale avait pour intention de garantir leur droit à diffuser des informations « sans subir de mesures de rétorsion discriminatoires ou d’atteintes disproportionnées à leur liberté d’expression ».

La proposition de loi visait aussi à instaurer, dans les entreprises de plus de onze salariés, des « cellules d’alerte sanitaire et environnementale » avec un « droit d’enquête » et un droit de saisine de la Haute autorité sur la base des informations transmises par un salarié qui « estime de bonne foi que les produits ou procédés de fabrication utilisés ou mis en œuvre par l’établissement font peser des risques sur la santé publique ou l’environnement ».

Pour aboutir à un texte de loi consensuel et efficace, nous avons réussi à trouver des compromis sur les points qui faisaient encore débat ou qui demeuraient imprécis.

Les syndicats ont fait valoir leurs arguments en audition pour amender le texte issu du Sénat.

D’abord, le calendrier n’était pas très heureux : valider dans la loi l’extension des missions du CHSCT au moment même où des négociations importantes à ce sujet étaient en cours n’était pas opportun. De même, s’agissant du financement, décider de nouvelles compétences sans moyens supplémentaires aurait posé de nouveaux problèmes.

Les travaux en commission ont toutefois permis d’atteindre un bon équilibre, s’agissant tant de la préservation de la dimension collective de l’alerte que du circuit qu’elle doit suivre.

La commission nationale de la déontologie et des alertes a également connu des améliorations significatives en commission : elle sera désormais compétente pour définir les critères de recevabilité d’une alerte. Ses missions, sa composition et le spectre des personnes habilitées à la saisir ont également été précisés.

Le texte qui nous est soumis prévoit ainsi la motivation des décisions prises par les ministres compétents suite à la transmission d’une alerte par la commission, ainsi qu’une information en retour de l’individu qui l’a saisie.

Je tiens à manifester également mon soutien à l’effort paritaire qui a été mené, aboutissant à une représentation équilibrée des femmes et des hommes.

Ces étapes franchies, le texte issu des travaux en commission devenait plus cohérent, plus précis, moins coûteux et plus efficace. Cette proposition de loi perfectionnée vient clairement combler un manque important sur les règles déontologiques, sur l’expertise et sur la protection des lanceurs d’alerte. Nous avions déjà un arsenal juridique, mais tous s’accorderont pour dire que ses défaillances témoignaient de la nécessité de son amélioration.

Les députés du groupe RRDP sont profondément attachés à la rationalité, à la science et au progrès. Mais depuis deux siècles, et plus particulièrement depuis quelques dizaines d’années, nous sommes également convaincus que nous devons inventer de nouveaux modes de gouvernance.

Face à l’accroissement des risques sanitaires et environnementaux, les élus ont une responsabilité particulière pour satisfaire à l’obligation impérieuse de protéger nos concitoyens. Pour répondre à cette exigence, nous saluons le travail constructif du Parlement et nous voterons cette proposition de loi.

Pour conclure, je ne résiste pas à la tentation de citer Jean de la Fontaine, dans sa fable Les Deux taureaux et une grenouille : « Hélas, on voit que de tout temps Les petits ont pâti des sottises des grands ».

Au nom du groupe RRDP, je forme le vœu que l’adoption de cette proposition de loi invalidera pour tous les lanceurs d’alerte cette morale de l’illustre fabuliste de Château-Thierry. (Applaudissements sur les bancs des groupes RRDP, SRC et écologiste.)