Comment dématérialiser sans exclure ?

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A l’occasion du débat portant sur l’impact de la modernisation numérique de l’État, j’ai réaffirmé mes craintes quant à la volonté destructrice de la dématérialisation. En effet, si les effets économiques d’une telle mesure restent encore à prouver, les conséquences pour notre environnement ne sont plus à démontrer. Et puis comment dématérialiser sans exclure ? A l’heure ou de nombreux citoyens, professionnels et même certaines communes sont encore dépourvus d’une connexion digne de ce nom, les communautés de communes de notre département doivent mettre la main au porte feuille pour payer le haut-débit… C’est de la discrimination territoriale !

L’intervention en vidéo :

Le compte-rendu des débats :

Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Krabal.

M. Jacques Krabal. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, ce débat sur l’impact de la modernisation numérique de l’État s’inscrit dans la suite du rapport d’information de Mme Corinne Erhel et M. Michel Piron – que je salue – et de l’adoption par le Parlement européen, le 14 avril dernier, du règlement général sur la protection des données.

Le Gouvernement a souhaité s’engager, en matière numérique, dans la voie de l’innovation. Il veut encourager l’ouverture des données, renforcer la protection des personnes et favoriser l’accès au numérique. Un ensemble de trois textes sur l’open data nous a été proposé, qui doivent permettre une réutilisation automatisée des données publiques et renforcer les droits des utilisateurs. Ce renforcement des règles a pour objet d’encadrer le numérique, ce qui est opportun, mais il est accompagné aussi d’une volonté de dématérialisation des informations publiques produites, collectées ou encore diffusées par les différentes administrations. Cette dématérialisation a fait l’objet de propositions de loi organique et de loi ordinaire, comme celle portant dématérialisation du Journal officiel de la République française, adoptée le 9 décembre 2015 par l’Assemblée nationale. Jusqu’alors, la majorité des publications officielles étaient faites sous format papier et numérique. Ainsi, on veut dématérialiser partout et rapidement.

Certes, les débats sur la dématérialisation ne sont pas nouveaux. Sous l’emprise des nouvelles technologies de l’information et de la communication, les principes de publication se sont progressivement assouplis et ont abouti au développement de la publication des lois et règlements sous la forme numérique, à tel point que certains actes administratifs sont publiés sous ce seul format. Certains prônent même la dématérialisation complète de l’ensemble des publications officielles !

Le seul argument pour justifier cette dématérialisation est d’ordre économique : il faut dématérialiser pour faire des économies et rationaliser les dépenses publiques, simplifier les démarches et améliorer la rentabilité des publications officielles. Mais ces arguments devraient s’appuyer sur une évaluation de tous les impacts sociétaux, environnementaux, ou encore en matière d’accessibilité pour les administrés. Une vision à court terme des gains obtenus par la dématérialisation ne peut être qu’à déplorer. Il manque une vraie analyse préalable des coûts générés par le passage au tout-numérique parce que, s’il peut y avoir des gains, il y a aussi des coûts. Pourquoi le nier ? Et la différence n’est peut-être pas là où l’on voudrait qu’elle soit.

S’il ne s’agit pas de nier les évolutions et les innovations, nous devons analyser les aspects positifs de cette dématérialisation à l’aune de la globalité de ses effets. Ainsi, qu’en est-il d’une analyse sur le coût de la sécurisation ? C’est un point crucial à l’heure de l’espionnage informatique, même si vous avez vanté le système de sécurité CAPTCHA – completely automated public turing test to tell computers and humans apart – et si toutes les informations personnelles ne seront pas incluses. Par ailleurs, quels seront les coûts du stockage et de la gestion des données ? Et puis, avons-nous pris en compte les coûts de formation du personnel spécialisé ? Enfin, je le répète, où sont les études d’impact concernant le bilan carbone, souvent annoncé comme bénéfique ? Par exemple, la dématérialisation du Journal officiel devrait nous faire économiser 660 tonnes de CO2. Mais comment est évalué ce bilan ? Je rappelle que les coûts induits par le passage du papier au numérique n’ont pas été évoqués par les rapporteurs à l’occasion de l’examen de ces textes.

S’il ne s’agit pas de nier, je le répète, certains avantages du numérique, arrêtons néanmoins d’incriminer encore et toujours le format papier. Le papier recyclé a sept vies et la pâte à papier nouvelle est issue de la forêt durable. Qu’en est-il des produits informatiques ? Un courriel accompagné d’une pièce jointe équivaut à une dépense de vingt-cinq watts par heure selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie. En une heure, ce sont plus de dix milliards de courriels qui sont envoyés, soit une dépense énergétique équivalente à 4 000 tonnes de pétrole ! En 2011, en France, on a échangé 60 000 courriels par heure. Cent heures de vidéo sont déposées chaque minute et deux millions de recherches sont faites sur Google. N’oublions pas que l’empreinte annuelle, au niveau mondial, serait de 1 037 térawattheures d’énergie, soit l’équivalent de la production de quarante centrales nucléaires ou de la consommation de 140 millions de Français pendant un an ; de 608 millions de tonnes de gaz à effet de serre, soit l’équivalent de la consommation de 86 millions de Français ; de 8,7 milliards de mètres cubes d’eau, soit la consommation annuelle de 160 millions de Français. Et puis, qu’en est-il du maintien de l’emploi des filières bois et papier, importantes pour l’économie française ? Combien d’emplois seront perdus ?

Enfin, permettez-moi de rappeler que préalablement à la modernisation numérique de l’État, il convient précisément de s’assurer que l’accès au numérique est effectif pour tous. Or, aujourd’hui, si des progrès importants ont été faits, nous sommes encore loin du compte. Les exclus du numérique sont trop nombreux. En 2015, 19,3 % des foyers français ne possédaient pas d’accès à l’Internet, soit 5,4 millions d’entre eux. Que fait-on avec ces près de 10 millions d’habitants ? D’après le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie – CREDOC –, les personnes qui n’utilisent pas internet appartiennent aujourd’hui à des catégories de la population bien spécifiques : 78 % d’entre elles ont plus de 60 ans, 90 % n’ont pas le bac et 44 % disposent de revenus inférieurs à 1 500 euros par mois dans leur foyer. Certes, les inégalités numériques se sont réduites, mais les personnes qui n’ont pas accès à internet vont être de plus en plus marginalisées.

M. Lionel Tardy. Tout à fait !

M. Jacques Krabal. Nous devons nous poser au préalable la question suivante : comment dématérialiser sans exclure ? Et la dématérialisation, c’est exclure !

C’est le cas dans les communes rurales…

M. Lionel Tardy. Et dans les zones de montagne !

M. Jacques Krabal. …délaissées par les opérateurs privés, qui doivent mettre la main au portefeuille pour s’équiper en fibre optique. Dans le département de l’Aisne, que je connais bien, les communautés de communes rurales devront dépenser 46 millions d’euros à cet effet, alors que c’est gratuit dans les zones denses urbaines.

M. Lionel Tardy. Eh oui !

M. Jacques Krabal. L’égalité républicaine n’est pas respectée, c’est de la discrimination territoriale ! Comment, d’un côté, vouloir la dématérialisation à tous crins alors que, de l’autre, nos agriculteurs, nos viticulteurs, nos artisans, commerçants, TPE et PME ne disposent pas d’un accès internet digne de ce nom ? Dans ma circonscription, certaines communes n’ont même pas accès à internet, ou avec des débits si faibles qu’elles ne peuvent rien télécharger. Allons-nous les ignorer ?

La numérisation telle qu’elle est engagée creuse encore le fossé entre la ville et la campagne. La République n’a pas le droit d’ignorer ces questions. Je ne suis pas rétrograde et je veux vivre avec mon temps, mais je suis aussi très attentif aux discriminations, quelles qu’elles soient. Telle qu’elle est organisée, la dématérialisation, au lieu d’être un levier de modernisation, va aggraver les inégalités territoriales, sociales et économiques, mais aussi exclure une partie de nos habitants les plus fragiles, parmi lesquels les personnes âgées.

Oui, il est encore temps de faire cesser cette discrimination numérique. Sans plus tarder, relançons le financement de l’accès au numérique pour tous, en écoutant les demandes des territoires ruraux. La ruralité souffre de ce sentiment d’abandon, écoutons-la ! Partout, dans tous nos villages, le plus rapidement possible, l’État doit apporter des financements complémentaires en lieu et place des communautés de communes rurales, déjà mises à contribution par la baisse des dotations justifiée par leur participation à l’effort de redressement des finances de la France. Ce soutien de l’État à l’équipement numérique permettrait à la ruralité de voir l’avenir avec optimisme. Et puis, monsieur le secrétaire d’État, ce serait un signe fort avant les échéances de 2017, qui risquent d’être difficiles pour la République. Pour que les habitants de notre ruralité retrouvent confiance, arrêtons de mettre la charrue avant les bœufs et mettons tout en œuvre pour que le numérique soit accessible à tous. Comme l’écrivait Jean de La Fontaine, né à Château-Thierry, dans la fable Le héron : « On hasarde de perdre en voulant trop gagner. » Oui aux objectifs d’économies, mais nous devons veiller à ne pas perdre nos concitoyens sur le chemin de la dématérialisation. (Applaudissements sur les bancs du groupe radical, républicain, démocrate et progressiste.)